November 30, 2016
Le pays se présente à nous par de nombreux points comme un baptême du feu.
Nous allons y faire l’apprentissage de l’itinérance terrestre, comme de la découverte du voyage à vélo. Cela, avec de nouvelles contraintes et bien sûr la découverte d’un pays et de sa diversité.
Pour la première fois, pour faciliter nos hébergements en ville, nous faisons appel aux réseaux sociaux d’aide aux voyageurs que sont Couchsurfing et Warmshower, la formule fonctionne bien en Turquie. Sur ces escales, les vélos empruntent les cages d’escaliers pour finir dans les chambres à coucher sans que personne ne s’en offusque. C’est grâce au premier que nous rentrons en contact avec Zafer, enseignant, depuis peu célibataire. Il vient nous accueillir à 21 heures à la sortie de notre passage en douane de la station balnéaire d’Ayvalik. Il insiste pour que nous passions deux jours ensemble et nous fait découvrir la petite ville, ses environs et nous aide à prendre nos repères, monnaies, abonnement téléphonique, infos générales.
Arrive le dimanche 8 octobre, jour du départ avec nos nouvelles montures, et un impressionnant chargement. Chacun de nous emporte cinq sacoches représentant en tout, plus de 35 kg. Elles prennent place sur un vélo de 18 kg. Je vous laisse imaginer ce que le tout représente sur des pentes de 10 % et plus… Autant dire que cette première semaine sera un véritable test.
Nombre de voyageurs parviennent à partir plus légers. Mais nous n’avons pas les mêmes contraintes. Pour nous, la principale est de traverser l’hiver.
De plus, nous emportons ordinateur, disques durs, avec son lot de câbles et de batteries qui accompagnent l’ensemble, ainsi que le matériel photo et vidéo. Il y a également les pièces de rechange et les outils de réparations.
Pour nous abriter, nous avons fait le choix d’une tente quatre saisons avec une large abside pour y mettre les sacoches et prendre nos repas au chaud. A elle seule, cela représente près de cinq kilos. Difficile également de faire l’impasse sur les gros duvets en plume d’oie et les protections contre le froid même si au vu de notre expérience, ce que nous emportons reste insuffisant.
Bref, c’est à l’usage que nous verrons ce dont nous pouvons nous passer.
Initialement notre progression était basée sur 65 km/jour, mais au vu de notre manque d’entrainement dans la pratique, nous décidons de ne pas nous mettre de contrainte. Éviter tendinites et autres lésions musculaires est capital sur ce type de voyage.
Nous faisons également le choix d’emprunter les petites routes à faible trafic. En contrepartie, elles sont plus pentues et possèdent souvent un asphalte très abrasif et moins roulant. Pour autant, cela n’en diminue pas l’intérêt, bien au contraire.
Pour mesurer le sens des mots « accueil » et « hospitalité », il faut vivre la Turquie, l’Iran et d’autres contrées où ces mots ont gardé toutes leurs significations.
Bref, sortir de l’individualisme occidental prôné comme modèle au profit du paraître.
Ici, pas une journée sans une attention extérieure. Un groupe d’hommes qui applaudit lors de notre passage au centre d’un village et qui vous invite à prendre un thé. Les curieux ont souvent les mains chargées de fruits qu’ils nous offrent. Des pommes, des abricots, un gros melon, impossible à transporter et que nous partageons sur le pouce avec un groupe de femmes. Ou comme dans ce hameau, après une journée de vent du nord, lorsque nous demandons de l’eau à la fin de l’étape, une mère et sa fille nous donnent de 5 litres d’eau minérale et nous offrent un plein sac de crêpes fourrées aux lentilles et au fromage à peine sorti du four. Dans la ville de Yunak, au moment de régler notre déjeuner Kebab, pitas, salade, thé et dessert, le serveur nous dit que l’addition est déjà réglée. L’homme est parti, il était assis derrière nous, il ne nous a pas adressé la parole. Nous ne savons ni son nom, ni à quoi il ressemble. Nous ne pouvons que le remercie par personne interposée.
Il y a aussi ces situations imprévues comme ce bivouac installé à la hâte faute de temps à la tombée de la nuit sur le terre plein d’une fabrique de béton à la sortie de la ville de Develi. Trahi par nos lampes, un véhicule arrive à nous. Là où dans de nombreux pays, nous nous serions fait expulser manu militari, c’est une invitation à passer la nuit dans un bâtiment en dur que l’on nous propose avec insistance. Devant notre refus, la tente étant montée et tout le matériel en place, le gardien revient avec un large plateau et une double théière, thé et eau chaude, deux verres et le sucre qui va avec.
Les Turcs sont ainsi et nous allons de surprises en surprises.
Un boulanger qui refuse catégoriquement que l’on paye nos achats nous offrant, on ne sait pour quelle raison, trois pains et deux galettes pizzas.
L’attention n’est pas simplement matérielle. La compassion n’est pas non plus un vain mot. Il est fréquent qu’un véhicule qui s’arrête devant nous pour nous demander si nous n’avons besoin de rien. On a même vu un conducteur stopper sa voiture pour venir nous aider à pousser les vélos sur une forte côte.
Sur la route, on croise la vie des camionneurs qui nous passent, klaxonne bloqué, des tracteurs sans pot d’échappement, des side-cars utilitaires à la plate-forme chargée de bois ou transportant femmes et enfants. Des inconnus qui vous serrent la main et vous embrassent. Il y a les vaches qui ne nous quittent pas du regard et nous bloquent la voie. Des bergers qui pour un temps délaissent leur troupeau pour venir nous saluer. Les journées sont rythmées par les appels à la prière que reprennent comme un éco les minarets environnants. Et il y a bien sûr les chiens au collier hérissé de clous. Nous ne comptons plus leurs attaques. Si la plupart ne sont que des intimidations, l’une d’entre elles fut fatale. Deux sacoches trouées et une chute sans gravité pour Nathalie.
Spectateurs et acteurs de la vie qui s’écoule sous nos yeux, c’est lorsque nous poussons nos machines sur les interminables pentes que nous prenons pleinement conscience de l’immensité des paysages que nous traversons.
Hors des agglomérations, ce n’est pas la place qui manque. Rien à perte de vue, si ce n’est un tracteur reconnaissable au panache de poussière qu’il soulève. Le tableau ne saurait être complet sans cette lumière d’automne avec ses bouquets d’arbres aux couleurs mordorées perdus au milieu des sillons et qui donnent au paysage des allures de toile de maître.
Les jours se succèdent. Levés 7 h 30, départ 10 h, le temps de prendre un petit déjeuner de céréales et de fruits secs pendant que les premiers rayons du soleil effacent le gros de la condensation et du givre qui recouvrent l’intérieur et l’extérieur de la tente. La pause de la mi-journée dépend de l’endroit traversé : village ou rase campagne. Nous affectionnons les petits restaurants où l’on vient se réchauffer autour du poêle, un verre de thé à la main. A 16 h 30, nous cherchons un coin pour monter le camp. Mais 17 h sonne la fin de l’étape du jour et cela où que l’on se trouve. La nuit et le froid tombent vite en cette saison.
Mais depuis quelque temps, la neige et les températures négatives viennent bousculer notre organisation. Trop froid, trop de temps le matin pour sécher la tente et les duvets.
Les journées diminuent et notre avancée avec. Maintenant, en novembre, c’est dès 16 heures qu’il nous faut chercher une habitation pouvant nous accueillir pour la nuit. L’approche n’est pas directe. Nous nous présentons et demandons dans un premier temps à ouvrir la tente près de chez eux, à l’abri du vent. Mais la requête est systématiquement refusée. Et c’est ainsi que nous finissons dans un intérieur surchauffé et dînons avec la famille à même le sol, autour de la natte.
Difficile de quitter nos hôtes sans une visite à l’étable et sans partager ensemble un copieux petit déjeuner aux produits de la ferme.
Pas de doute possible, les saveurs nous rappellent le goût des produits de notre enfance. Un Bio de très loin supérieur au nôtre !
Une dernière photo sur le pas de la porte avant que chacun reprenne son quotidien s’interrogeant de la réalité de cette rencontre. La formule B & B rural du pays surclasse tout ce qui se fait.
L’image la plus bouleversante restera pour moi cette petite réfugiée syrienne de 7 ou 8 ans, sourde et muette, accompagnée de ses frères, qui non loin du camp qui les abrite au bord de la voie rapide, s’approche des vélos avec un regard interrogateur. Elle me tend son paquet de chips ouvert. Dans un premier temps, je refuse par politesse, mais en Orient cela ne se fait pas. Je me ravise et accepte son présent. La scène m’interpelle. D’un côté, une population déplacée qui ne possède rien et qui donne, de l’autre une insatisfaite qui possède et convoite avec frénésie une multitude de biens, qu’elle s’efforce par la suite de protéger en s’isolant. Sans que cela ne se semble la déranger. Un gouffre sépare ces deux mondes.
Où se situe le modèle ?
Fin novembre, alors que nous venons de récupérer nos visas pour l’Iran sur Erzurum, la ville la plus froide du pays, située à 2 000 mètres d’altitude et que la neige ne cesse de tomber, la question tourne encore dans ma tête.
A.A.